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Mélange de rock tribal, répétitif, de dance music postpunk et d’expérimentation free ultime, l’univers de Can atteint une sorte de sommet barge sur son 3ème LP Tago Mago, un double de près d’une heure et quart publié en février 1971. Un disque viscéralement déroutant. Le cerveau du gang de Cologne alors composé d’Holger Czukay, Michael Karoli, Jaki Liebezeit, Irmin Schmidt et Damo Suzuki n’est pas dérangé, juste ouvert à toutes les influences possibles susceptibles de déstabiliser le rock’n’roll d’alors.

En 1970, Can est déjà à un carrefour. Fondé deux ans plus tôt à Cologne par Holger Czukay (basse) et Irmin Schmidt (claviers), tous deux disciples de Stockhausen bientôt rejoints par Jaki Liebezeit (batterie) et le jeune Michael Karoli (guitare), ils cherchent à s’écarter des canons du rock traditionnel qu’ils ont commencé à pervertir sur un premier album, « Monster movie ». Pour celui-ci, ils ont fait appel à un chanteur noir américain, Malcolm Mooney, déserteur du Vietnam, qui flippe et repart aux USA. Il est remplacé par Kenji « Damo » Suzuki, chanteur des rues apparu aux Can psalmodiant un hymne au soleil dans le quartier piéton de Munich.

Can Tago Mago

Leur première collaboration prend la forme d’un morceau enregistré pour la B.O. d’un film, le groupe étant alors très impliqué dans cette démarche. Epaulé par un collectionneur d’art plein aux as, le groupe investit le château de Nörvenich, près de Cologne. Il va y séjourner une année entière, sans payer de loyer, et prendre le temps de jammer pendant de longues heures afin de mettre en place cette mécanique rythmique infernale qui constituera l’ossature de « Tago Mago »…

Disons-le clairement : c’est cette conjonction de facteurs (volonté précoce de se réinventer, rencontre avec Suzuki, liberté artistique totale) qui va donner naissance au double album à venir, comme si tout était soudain réuni pour que Can donne la pleine mesure de son potentiel.

L’enregistrement dure trois mois (de novembre 1970 à février 1971). Concrètement, le groupe joue en direct dans une grande pièce du château, et Czukay enregistre quand bon lui semble à l’aide d’un magnéto analogique… C’est la première fois qu’il expérimente cette technique : tenter de saisir sur le vif le feu qui habite les prestations live de Can jouant de fait le rôle de producteur – sans en avoir réellement les moyens.

Can Tago Mago
Can Tago Mago – Château de Schloss Norvenich

Pour le second vinyle de « Tago Mago », plus expérimental, il n’hésitera d’ailleurs pas à faire du copier-coller à même les bandes, puisant de fait dans les méthodes chères aux pionniers de la musique concrète…

Les deux premières faces donc s’articulent autour de quatre pièces rock (“Paperhouse”, “Muhsroom Head”, “Oh Yeah” et “Halleluwah”).

Mushroom. Il est court mais tout y est. La rythmique dérivée du jazz, l’intensité du rock, le son de la guitare et des claviers influencé par la musique contemporaine… J’y entends même des échos de musique ancienne japonaise que j’ai étudiée, mais tout se fond dans le morceau lui-même, il réunit nos différentes personnalités musicales. Comme l’essentiel de notre œuvre, nous avons composé Mushroom en le jouant. Notre musique était intuitive, indéfinie. Quand quelque chose surgissait, il fallait l’entendre et trouver peu à peu, ensemble, la concentration maximale.

Irmin Schmidt – interview de 2018 pour télérama

Guitares saturées, feed-back crissant, orgue ésotérique, basse tellement libérée qu’elle sonne parfois comme des marimbas. Au centre de ce magma bouillonnant, la vie, le sang, la pulsion virile d’une énorme batterie liquide qui vibre de toutes ses peaux de bête et cogne comme le cœur de Can.

Pour le deuxième titre, Damo répète durant quatre minutes une incantation unique : “One-eyed soul/Mushroom head/One-eyed soul/Muhsroom head/i was born/And I was dead”. Sur cette mélopée martienne, guitare et orgue tressent un motif d’une beauté à pleurer. Puis ceci : explosion atomique, cavalcade de chevaliers teutoniques sous l’orage. Les éclairs déchirent l’air saturé d’électricité.

Can Tago Mago
Can Tago Mago

Avec Halleluwah, vingt minutes de vertige ascensionnel et de funk industriel, Can invente rien de moins que Madchester dix-huit ans avant l’heure – les Happy Mondays et Stone Roses ont tout construit là-dessus. Pour ce qui est du deuxième disque, les choses se corsent.

Aumgn est une longue messe noire, un tunnel maléfique porté par les incantations macabres d’Irmin Schmidt (qui passe au chant) avec final tribal.

Peking O alterne percussions électroniques, piano déglingué et cris scandés dans une langue inconnue par Suzuki. Par bonheur, après ces quelque trente minutes de paranoïa faite musique, Bring me coffee or tea fait office de sas de décompression, baignant dans un parfum d’encens et clôturant ce long périple en terres inconnues…

Mais d’où vient le son de ‘Tago Mago”, cette invraisemblable sensation de liberté, de largeur, l’impression pour l’auditeur de flotter dans un bain d’éther grésillant ?

Sans doute de la disposition sonore du groupe, jouant dans une immense pièce, en direct. Chaque musicien était équipé d’un préampli dont il réglait lui-même l’intensité, en douceur. Ces préamplis nourrissaient une boîte collective maîtrisée par Holger Czukay qui pouvait décider, à tout instant, d’actionner le bouton enregistrement d’un gros Revox A77 pour coucher sur bande le groupe.

Can Tago Mago
Can Tago Mago

Pas d’ingénieur du son, ni de producteur. Seul Damo au micro stéréo à condensateur Neumann. Comme il chante plié en deux, la musique repassant par son micro ajoute un écho indéfinissable au projet.

Oublié puis redécouvert grâce à une frange fanatique qui déifie toujours The Can mordicus (de Carl Craig à Sean Lennon en passant par Radiohead, Peter Gabriel, Jah Wooble, UNKLE ou Thurston Moore), ‘Tago Mago” reste énigmatique uniquement dans son titre et même les exégètes ont oublié d’en demander le sens. Qui désignerait, au choix, un très ancien magicien ou un rocher du Sud de l’île d’Ibiza devant lequel méditait longuement Jaki Liebezeit.

Les deux années suivantes, Can et Damo Suzuki, en totale osmose, sortiront les deux autres volets de ce que l’on peut considérer comme une trilogie. D’abord, « Ege Bamyasi » (1972), puis « Future Days » (1973), nettement plus apaisé, jouant avec les climats, et préfigurant les travaux ambient à venir de Brian Eno.

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CREDITS :

Enregistré de novembre 1970 à février 1971 au château de Nörvenich Cologne (Allemagne) – United Artists Records

Sources : www.radiofrance.fr - https://gonzai.com - www.telerama.fr - www.albumrock.net - www.lesinrocks.com - www.qobuz.com

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