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La peinture du grand Ernie Barnes utilisée pour la pochette d’I Want You résume à la perfection cet album paru en mars 1976 : dans un sous-sol enfumé, des couples s’abandonnent à des sons chauds et cuivrés. Torride ! Dans la réalité, Marvin Gaye signe ici la suite de Let’s Get It On dont il donne une version très influencée par le disco qui fait alors fureur. Mais un disco gorgé de funk pur. Dédié à celle qui deviendra sa seconde femme, Janis Hunter, I Want You garde une âme funk, lyrique et obsessionnelle. Même la production co-signée avec Leon Ware, un superbe halo sensuel chatouillé par le timbre séducteur du génie de chez Motown, accentue encore plus la moiteur de ce disque magique.

La Soul Music atteint son climax dans les années 70, avec une série de classiques incontestés signés Curtis Mayfield, Minnie Riperton et Smokey Robinson, pour ne citer qu’eux. Mais l’homme fort de cette décennie est sans aucun doute Marvin Gaye dont les albums post-60’s ont marqué l’histoire de la black music.

Sa trilogie What’s Going On / Trouble Man / Let’s Get It On documente les doutes d’une Amérique noire en mutation. D’un côté, le bouillant climat de protestation et d’affirmation identitaire des années Black Panther Party raconté par What’s Going On (1971), de l’autre l’essoufflement de ce même élan dans Trouble Man (1972) et la vibrante sexualité de Let’s Get it On (1973). Des bijoux sonores difficiles à égaler.

Marvin Gaye I Want You

A l’origine, Leon Ware a écrit et composé la totalité de I Want You pour lui-même mais c’est son association avec les talents et le statut de Gaye qui transforme le disque en classique.

Je travaillais à l’époque avec Arthur « T-Boy » Ross. J’avais une chanson intitulée « I Want You », et nous avions écrit deux ou trois autres titres. Pendant que nous faisions la démo, Berry Gordy (fondateur de Motown) est venu et a entendu « I Want You ». Il l’a apporté directement à Marvin qui en est tombé amoureux. Trois jours plus tard, nous étions en studio. Pendant que nous répétions, j’ai commencé à jouer des titres que j’avais fait avec Minnie Riperton. Marvin est entré et m’a demandé : « Qu’est-ce que tu joues ? ». Je lui ai répondu : « C’est mon nouvel album. » Il est resté dans la pièce avec moi pendant deux heures. Nous l’avons écouté au moins quatre ou cinq fois. Au moment de quitter la pièce, il s’est tourné vers moi et m’a demandé : « Qui a écrit ces chansons ? J’ai répondu : « Je les ai toutes écrites moi-même. » Il m’a dit : « J’adore ça. Tu voudrais produire mon album ? » J’ai répondu : « Excellente idée, mais Berry ne sera jamais d’accord. » Il s’est retourné avec ce regard et m’a dit : « Pas besoin de lui en parler. »

Leon Ware

Les premières notes de violons du morceau-titre « I Want You » annoncent un album qui à l’inverse des précédents, flirte avec les sonorités tendances du fils malaimé du Philly Sound, le disco. Les gémissements distinctifs de Gaye sur les congas situent l’album dans son contexte, une ode à la sexualité exacerbée à la limite de la simulation.

Marvin Gaye I Want You
Marvin Gaye I Want You

Les paroles sont claires, injonctives (« But I want you to want me too »), il attend de son amante qu’elle ait envie de lui comme il a envie d’elle et il fera ce qu’il faut pour arriver à ses fins. Ce morceau phare est écrit par Arthur Ross, petit frère de Diana Ross, et Leon Ware, auteur-compositeur-interprète responsable de « I Wanna Be Where You Are » de Michael Jackson et « Inside My Love » de Minnie Riperton, entre autres.

« Come Live With Me Angel » continue sur le même type de demandes, « I want to be your lover, darling please walk around me ». Gaye est toujours à la poursuite de cette femme devenue moins élusive. Elle se matérialise et les gémissements de fond sont maintenant féminins. Accompagnée d’ad-libs incompréhensibles, la trompette fait son entrée rythmant les violons insistants jusqu’au break, l’orgasme.

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La femme ou plutôt la jeune fille qui l’inspire n’est autre que Janis Hunter, sa maîtresse d’alors. À l’époque Marvin Gaye est marié mais séparé de sa femme Anna Gordy, la sœur de Berry Gordy.

Brisé émotionnellement, il rencontre Janis en compagnie de sa mère lors d’une session studio de « Let’s Get It On », elle a 17 ans, lui 33. La prétendue maturité de l’adolescente l’obsède et il ne tarde pas à chercher à la revoir peu de temps après à huis-clos et c’est le début de Marvin & Jan.

Marvin Gaye I Want You
Janis Hunter – Marvin Gaye I Want You

Sa musique est parsemée des traces de leur liaison interdite comme sur « If I Should Die Tonight » de Let’s Get It On et naturellement « I Want You ». Avec Janis, Gaye embrasse une nouvelle jeunesse et ensemble ils explorent leurs fantasmes les plus fous, et ça s’entend.

Pendant les sessions d’enregistrement on se chauffait mutuellement. Je l’écoutais. j’étais là, assise, à le regarder et il commençait à ressembler à une « côte de bœuf ». Je ne sais pas trop à quoi je ressemblais pour lui. Un « cupcake » ? Comme on avait un appartement à l’étage, on s’y retirait parfois. On redescendait, et il chantait avec cette voix incroyable après coup.

Janis Gaye

Ce qu’on n’entend pas sur l’album, c’est sa jalousie maladive, l’emprise psychologique qu’il a sur elle et les séances de tortures émotionnelles et physiques que Janis décrit dans son autobiographie After The Dance – My Life With Marvin Gaye. Un livre révélation qui met en lumière la partie dissimulée de leur relation, loin de l’idylle du morceau du même nom.

La seule allusion au vice qui se trame dans les coulisses se trouve dans le premier couplet de « All The Way Around », « Although you’ve been all over town baby… Having your affairs I still have to accept you back… Angel though you’re promiscuous, I don’t mind a bit ».

Excité par l’idée de voir son « ange » avec d’autres hommes, Gaye va jusqu’à la pousser dans les bras de rivaux de l’industrie à l’instar de Frankie Beverly ou Teddy Pendergrass.

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En parallèle, « After The Dance » est la directe retranscription de la pochette mythique de The Sugar Shack dessinée par le peintre Ernie Barnes. L’artiste remet l’identité noire intrinsèque de la musique de Gaye au centre en représentant une salle de bal du Chitlin Circuit, un réseau souterrain qui permettait aux Noirs américains de se réunir pour faire la fête pendant la ségrégation.

« Dance with me come on dance with me baby » répété en harmonies Doo Wop sirupeuses, le falsetto suave du crooner sur la fusion jazz/soul, le rythme d’un lent cha cha cubain puis la percée du synthétiseur, est clairement le titre incontournable du disque.

Avec cet album, Leon Ware et Marvin Gaye posent les bases du slow jam. Les titres « Since I Had You » ou « Feel All My Love Inside » dessinent les grandes lignes de la section satinée et langoureuse du R&B des années suivantes. Le quiet storm de Sade, la soul de D’Angelo, le R&B de R.Kelly sont tous des enfants légitimes du romantisme à la sauce I Want You.

Tenter de dissocier la vie privée de Gaye de son art c’est lui enlever ce qui fait son génie. I Want You est le journal intime d’un homme accro à un amour presque toxique, stimulus de sa libido.

Pourtant victime de son esprit tourmenté il parvient à faire concorder ses racines religieuses à ses envies de débauche. Gaye ne se contente pas juste de régurgiter les compositions de Ware, il les incarne et les tourne en mémos autobiographiques.

Notre collaboration s’est avérée être l’expérience la plus importante de ma carrière. Je me sens fortuné qu’après avoir écouté mon album, Marvin ait décidé d’en faire le sien, le nôtre en fait.

Leon Ware

Sources : www.vice.com – https://daily.redbullmusicacademy.com – www.qobuz.com – www.disclogs.com

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CREDITS :

Enregistré et mixé au Motown Recording Studio et Marvin Gaye Recording Studio, Hollywood, Californie.

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