Fondé en 1959, Stax Records a consolidé la réputation musicale de Memphis comme aucun autre label avant lui. Tout commence par une histoire de famille. Jim Stewart, un joueur de banjo branché country music, et sa sœur, Estelle Axton, ont un magasin de disques appelé Satellite.
Quand ils décident de lancer un label discographique (pas encore Stax Records), c’est d’abord vers la country qu’ils se tournent. Mais le magasin est situé dans un quartier peuplé en grande majorité par des Noirs, et c’est dans le R&B que le duo va vite se spécialiser.
Les balbutiement de Stax Records
Satellite Records démarre en 1959 avec un premier succès, celui d’un DJ de la radio noire du quartier, Rufus Thomas, qui chante en duo avec sa fille.
En 1960, « Cause I Love You », signé Caria & Rufus, est distribué à l’échelle nationale par Atlantic. Parmi les musiciens de ce single, le jeune Booker T. Jones, futur pilier de Stax, joue du saxophone baryton. « Gee Whiz », chanté par Caria en solo, est un titre qu’elle a écrit à l’âge de 16 ans. Vee Jay Records, basé à Chicago, l’a déjà refusé. Numéro cinq des charts R&B, numéro dix des charts pop, le titre va consolider le petit label.
Avec le succès naissant viennent des nouveaux problèmes : en Californie, une organisation s’appelle Satellite. Il faut donc changer de nom.
En 1961, le label de Jim et Estelle devient Stax, résultat de la contraction des deux noms Stewart et Axton. Le disque des Bar-Keys, un instrumental titré « Last Night » déjà pressé sur Satellite, est la première sortie « officielle » de Stax.
Par la suite, le single instrumental deviendra une des marques de fabrique de Stax, notamment avec des artistes tels que Sir Isaac & The Doo Dads, The Triumphs, The Barracudas et bien sûr Booker T. & The MGs, auteurs du fameux « Green unions ».
Un cinéma abandonné sur East McLemore Avenue, le Capitol, devient la base opérationnelle de Stax. Jim et Estelle y installent un studio et des bureaux. Le premier auteur salarié du label, David Porter, travaille à l’épicerie Big Star, située au coin de la rue.
Booker T. est lui aussi un voisin. Les racines de Stax sont locales, et cet esprit familial sera pendant des années le fer de lance de Stax.
Stax records, une identité sonore à part
Si Stax records est un label crucial dans l’histoire de la musique noire américaine, les causes en sont multiples. Ses artistes et ses auteurs bien sûr, mais aussi son identité sonore. Un son reconnaissable entre mille, plutôt brut, loin des enluminures de la Motown, avec une section rythmique puissante et des vocaux beaucoup moins en avant que dans le reste de la production R&B.
Ce qui leur coûte d’ailleurs cher en termes de diffusion radio : Curtis Johnson, le chanteur des Astors, se souvient que leur chanson « In The Twilight Zone », écrite en 1966 par Isaac Hayes et David Porter, est boudée par les programmateurs qui se plaignent du mix. Même Jerry Wexler, le boss d’Atlantic, en fait la remarque au label, mais Steve Cropper et Jim Stewart, les décideurs en matière de son, n’ont guère l’intention de se plier aux conventions, comme le demandent les radios et les distributeurs.
Malgré quelques déconvenues de ce genre, le duo responsable de récriture de ce single est la cheville ouvrière du succès de Stax.
David Porter / Isaac Hayes, piliers du label Stax
David Porter et Isaac Hayes sont les Holland/Dozier/Holland du label de Memphis, des auteurs de génie qui ont signé et parfois arrangé des dizaines et des dizaines de singles.
Le premier disque de Johnnie Taylor pour Stax records, « I Had A Dream », est écrit par le duo. Pourtant, la chanson aurait dû sortir sur un autre label, Duke Records, dirigé par Don Robey, pour Bobby « Blue » Bland.
« J’ai appelé Robey qui ne nous connaissait pas encore à l’époque, se souvient Porter, et je lui ai proposé le morceau pour Bobby, qui à l’époque était plus côté que Johnnie. Il m’a proposé 300 dollars pour lui céder le morceau et les droits d’édition ! Une blague. Je l’ai remercié, j’ai raccroché et je ne lui ai plus jamais parlé. »
Ainsi démarre la carrière de Johnnie Taylor, qui chanta sur le label de Sam Cooke avant de rejoindre Stax records, après avoir songé à aller à Détroit pour signer chez Motown.
L’autre moitié du duo, Isaac Hayes, ne s’est bien sûr pas cantonné au studio, puisqu’il est vite devenu un artiste émérite et un acteur solide. Mais c’est chez Stax que ce géant chauve a appris les règles du show-business :
« Je suis arrivé sur le label comme musicien de sessions. J’ai rencontré David Porter, on s’est mis en équipe, on a commencé à écrire des chansons, à produire pour les deux labels, Stax et Volt. C’était beaucoup de boulot mais on avait plaisir à le faire. On restait toute la nuit, je dormais par terre, sous le grand piano. L’été, quand il faisait vraiment trop chaud, vers deux heures du matin, on allait au Lorraine Motel – là où, plus tard, Martin Luther King a été assassiné. On s’asseyait on buvait des sodas en mangeant du poulet grillé jusqu’à sept heures du mat, et on retournait au boulot. »
Comme Motown, Stax records a un « house band » qui joue derrière la plupart de ses chanteurs : Booker T. 8- The MGs pour la rythmique et les guitares, avec en renfort les cuivres rutilants des Bar-Keys, qui deviendront les Memphis Horns après quelques années. Les Bar-Kays sont la seconde équipe et finissent par devenir un groupe autonome.
En 1968, Eddie Floyd sort son premier 45 tours Stax, « Things Get Better », coécrit par Steve Cropper et Wayne Jackson au Lorraine Motel en quelques heures, avec comme idée de départ le fameux slogan « Things Go Better With Coca-Cola ».
La politique du single à succès offre à Stax records les moyens de développer le label, et nombre d’artistes qui y sont passés ont vécu la gloire le temps d’une chanson. Si Sam & Dave, Rufus Thomas, Eddie Floyd, Otis Redding et les Staple Singers ont connu le succès avec des 33 tours et ont inscrit leur musique dans la durée, beaucoup d’autres n’ont pas cette chance.
Jeanne & The Darlings, Delaney & Bonnie, Judy Clay, Little Milton, Dino & Doc, Shirley Walton, Margie Joseph, Ollie & The Nightingales, The Epsilons, The Stingers, Jimmy Hugues : autant de noms qui ont traversé l’histoire du label, lui fournissant parfois des hits, jamais des carrières au long cours.
C’est également en 1968 que les « Big 6 », à savoir les quatre musiciens de Booker T. et le duo Hayes/Porter, se réservent chacun leur propre écurie. Steve Gropper gère les Staple Singers, Eddie Floyd et Rufus Thomas. Al Jackson est en charge de Jimmy Hugues, Albert King et The Mad Lads. Hayes et Porter sont avec The Charmels, The Soul Children et le groupe vocal féminin The Emotions. Le bassiste Donald « Duck » Dunn est un peu en retrait et se contente du duo mineur Delaney & Bonnie. Booker T.
Jones produit William Bell. L’usine soul tourne à plein régime, entre protest songs, gospel fervent et instrumentaux puissants.
Voici comment Pops Staples, le patriarche du groupe familial Staple Singers, voit sa contribution au mouvement des droits civiques symbolisé par la figure tutélaire du docteur Martin Luther King :
« S’il peut le prêcher nous pouvons le chanter. Et cela peut être un bon moyen d’aider ce mouvement. » Mavis Staples, sa fille, ne dit pas autre chose : « On avait un beat derrière la chanson. On se focalisait sur le public jeune, parce qu’eux, s’ils entendent le tempo, ils écoutent les paroles qui vont avec. On chantait des protest songs, et les auteurs Stax écrivaient exactement ce qu’on voulait. Pops leur disait de lire les gros titres des journaux et d’écrire des chansons à partir de ça. »
Quoi qu’en dise Mavis, la politique n’est qu’une des facettes de Stax records, qui capte l’air du temps de bien d’autres manières : qu’il s’agisse de McLemore Avenue, l’album de Booker T. & The MGs sorti en 1970 qui reprend les classiques des Beatles et dont la couverture évoque Abbey Road, ou de la reprise organique du « Mrs. Robinson » de Simon & Garfunkel, Stax n’a pas négligé les courants pop et folk.
La controverse autour du « son Stax » connaît son apogée en 1968 lorsque Al Bell amène à Memphis Don Davis, un producteur de Détroit. Al Bell avait rejoint Stax records en 1965 comme directeur de la promotion pour devenir, trois ans plus tard, son vice-président, juste en dessous de Jim Stewart. Al Bell joue gros, mais il a de grandes ambitions :
« Je voulais mixer Memphis et Détroit pour sortir un son nouveau. Un genre de fertilisation croisée qui, musicalement, aurait dominé le marché. Les tripes de Stax records et, en plus, tout ce que Motown avait. »
Les réticences des employés sont grandes, certains estiment que l’arrivée de Davis est une trahison de l’esprit Stax. Al Bell en est conscient. Il est aussi conscient que la musique de Stax records est vue comme une « spécialité locale » et que les disc-jockeys des radios au-delà du Sud, au-delà de cette fameuse ligne de démarcation appelée « Mason-Dixon Line », ne jouent pas les disques qu’il produit.
Dès qu’on parle centre-ville et grandes métropoles, Motown prend le dessus. Davis est là pour diversifier. Ironie du sort et magie de la musique : ce dont rêve Don Davis, c’est de revenir au son roots de Stax records , à du gospel pur et simple. Ce qui ne l’empêchera pas d’être à l’origine de quelques gros succès comme « Who’s Making Love », chanté par Johnnie Taylor et vendu à plus de deux millions d’exemplaires.
La tragédie n’a pas épargné Stax. Le 10 décembre 1967 au petit matin, l’avion privé d’Otis Redding s’écrase dans le lac Monona. La quasi-totalité des Bar-Kays, qui accompagnaient le chanteur, disparaît avec lui. Un seul musicien survit miraculeusement à l’accident, le trompettiste Ben Cauley. James Alexander, le bassiste, doit sa vie au destin : il était sur un vol commercial, le Beechcraft 18 d’Otis ne pouvant contenir que six passagers en plus du pilote. Trois jours auparavant, Otis avait enregistré son plus grand classique, « (Sittin’ On) The Dock of The Bay ».
Le concert Wattstax, moment fort du label
Un des grands moments dans la vie du label : Wattstax. Le 20 août 1972, un méga-concert de sept heures au Los Angeles Coliseum célèbre le septième anniversaire des émeutes de Watts.
On y entend les Dramatics, les Staple Singers, Kim Weston, Jimmy Jones, The Emotions, William Bell, Eddie Floyd, les Bar-Kays, Mel & Tim, Caria et Rufus Thomas, Isaac Hayes. Le révérend Jesse Jackson, candidat malheureux à l’investiture démocrate pour les élections présidentielles américaines, y récite le poème « I Am Somebody », repris en chœur par les dizaines de milliers de spectateurs qui ont payé leur ticket d’entrée un dollar.
Une phrase du saxophoniste des Bar-Kays deviendra célèbre au sein de la nation hip-hop en se faisant sampler par Public Enemy : « Freedom is a road seldom traveled by the multitude » (La liberté est une allée rarement empruntée par la majorité).
Isaac Hayes conclut le show en prophète messianique, torse nu, avec des chaines portées comme des colliers. Le film du concert sort en février 1973. Mais Isaac le sait, c’est le début de la fin :
« Ça a commencé à partir en vrille en 1974. C’est devenu un business. On était une famille, on est devenu des employés. Et les gens ont commencé à s’en aller. Au bout d’un moment, tout le monde est parti. »
Quand Al Bell quitte le navire, Jim Stewart est perdu. Son absence de jugement plombe Stax. Les Bar-Keys sont obligés d’envoyer quasi clandestinement le master de leur chanson « Last Night » à Atlantic car Stewart ne veut pas la sortir, il n’y croit pas. Le single se vendra pourtant à plus d’un million d’exemplaires.
Stax est liquidé en 1975. En banqueroute, le label passe devant un juge qui fait cette remarque acide : « Diriger une maison de disques me fait penser à un jeu de roulette russe avec cinq balles dans le barillet. » Les artistes s’en vont voir ailleurs, le studio déserté de McLemore Avenue devient un lieu rempli de fantômes.
Le label Fantasy rachète les masters, produisant au fil des ans des compilations superbes qui rappellent régulièrement la splendeur du label au doigt qui claque, Stax.
© Extrait de « Soul for soul, l’aventure de la soul » d’Olivier Cachin