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Il est peu de mouvements, dans l’histoire des musiques urbaines, qui aient été autant attachés à une seule figure fondatrice. Fela Kuti appartient à cette classe rare d’artistes dont l’influence, avec l’afrobeat, reste prégnante bien après leur mort. Monstre sacré de l’ampleur d’un Bob Marley, Fela Kuti incarne à lui seul la figure africaine du génie irrévérencieux, politiquement engagé, socialement indépendant. Plus encore, la musique qu’il invente au détour des années 1970 et qu’il baptise « afrobeat » traduit le remix continuel des mégalopoles du Sud.

Petit-fils et fils de pasteur, Fela Kuti naît le 15 octobre 1938 à Abeokuta (Nigeria). Son père, qui assume également la fonction de directeur d’école, est connu pour son autoritarisme qu’il pratique tant envers ses élèves que sa progéniture.

Sa mère est une ardente combattante pour la décolonisation d’un pays encore sous le joug de la Couronne britannique, et une féministe d’avant-garde qui a réussi à obtenir le droit de vote des femmes. Autant dire que le jeune Fela Kuti a de qui tenir, et que son combat pour la cause noire sera assorti d’un caractère bien trempé dont il fera preuve au cours de sa carrière.

Fela Kuti à Londres

Pour l’heure, l’adolescent grandit dans un milieu très éduqué, où la musique tient une grande place. Il s’initie au jazz et étudie la trompette, avant de passer au saxophone ténor. Son niveau scolaire lui permet de suivre des études à Londres, avec la bénédiction d’un père souhaitant qu’il devienne avocat. Immergé dans le milieu jazz de la capitale anglaise au début des années soixante, Fela Kuti fréquente divers clubs où il joue avec son ensemble, le Koola Lobitos, qu’il dirige.

De retour au Nigeria en 1963 (le pays a acquis son indépendance trois ans auparavant), Fela Kuti trouve un emploi de musicien dans la formation de la radio nationale. Ses improvisations à base de musique traditionnelle et de jazz servent de génériques aux émissions de la NBC.

Le saxophoniste est aussi connu pour ses prises de position contre les régimes dictatoriaux qui se succèdent dans un pays en proie à la guerre civile. Après sa démission de la radio, Fela Kuti effectue de fréquents voyages au Ghana voisin, découvrant l’importance du hi-life, version moderne de la musique africaine, et se passionnant pour les innovations apportées par James Brown au rhythm ‘n’ blues.

fela kuti
Fela Kuti

A la tête d’un ensemble de neuf musiciens, Fela Kuti entreprend une tournée aux Etats-Unis en 1969. Le périple dure dix mois pendant lesquels il découvre davantage la soul music, se produit dans les clubs les plus accueillants et enregistre quelques pièces publiées sous le nom de Los Angeles Sessions par la firme Sterns-Victor.

Le Fela politique entre en relation avec le mouvement des Black Panthers alors au plus fort de leur engagement radical pour la reconnaissance des valeurs du peuple noir. Influencée par John Coltrane et l’Art Ensemble Of Chicago, sa musique opère une fusion qu’il nomme afrobeat, où le rythme répétitif jusqu’à la transe soutient les harmonies audacieuses du saxophoniste, entrecoupées de ses interventions polémiques en dialecte pidgin contre le gouvernement. Baptisé Nigeria 70, le groupe tient régulièrement concert dans le fief de Fela Kuti, la boîte de nuit Africa Shrine, à Lagos.

Fela Kuti
Fela Kuti

Afrobeat

Pour être entendu d’une plus grande frange de la population, Fela Kuti opte pour la langue anglaise et remodèle son groupe, devenant Afrika 70. Durant cette décennie, le saxophoniste multiplie les enregistrements à foison, donnant lieu à une discographie pléthorique que seul le fan assidu peut suivre, et qui constitue encore aujourd’hui l’une des plus fournies de la musique populaire moderne.

Fin 1971, il fait la rencontre de l’ex-batteur de Cream, Ginger Baker, qui se passionne pour la musique africaine et décide de s’implanter au Nigeria où il crée le premier studio d’enregistrement ainsi que le label ARC. Baker et Fela y enregistrent un album commun, Fela With Ginger Baker – Live (1971), et le studio attire le prestigieux Art Ensemble Of Chicago avec le saxophoniste Lester Bowie, collaborateur sur quelques pièces du musicien africain.

En 1972, Fela investit les fameux studios d’Abbey Road à Londres, où il enregistre l’album Fela’s London Scene, et occupe avec ses musiciens et sa famille les locaux de la maison de disques EMI afin d’obtenir le paiement d’un contrat. Personnage haut en couleur, Fela est désormais à la tête d’un grand ensemble musical incluant sa trentaine de femmes occupant les postes de choristes ou danseuses. Trois autres albums importants voient le jour : Roforofo Night et Afrodisiac (1972), puis Shakara (1974).

fela kuti
Fela Kuti

La carrière de Fela Kuti est alors semée d’embûches de la part des autorités locales, voyant d’un mauvais œil l’extension de ses activités. Après une arrestation le 30 avril 1974 pour détention de cannabis et détournement de mineures, le musicien s’isole dans une véritable forteresse nommée Kalakuta – d’après le nom de sa cellule d’emprisonnement -, comprenant des bureaux, un studio d’enregistrement, une clinique et même une prison !

A nouveau arrêté pour son penchant narcotique, il ingurgite l’objet du délit, avant de se faire battre jusqu’à sa libération par les voies naturelles. L’épisode donnera nom à l’un de ses plus fameux morceaux, « Expensive Shit ». La descente de police dont sa propriété fait l’objet en novembre, laissant plusieurs blessés à terre, sera détaillée par le menu dans l’album Kalakuta Show (1976), où Fela Kuti exhibe fièrement ses blessures.

Fela Kuti
Fela Kuti

L’exil de Fela Kuti

Alors que la répression au Nigeria fait rage avec l’arrivée au pouvoir du général Murtala Muhammad puis celle du général Obasanjo (qui interdit toute activité politique), l’opposant Fela Kuti continue de tracer un style musical qui lui est propre, original et inventif. Sa formation constituée d’une douzaine de musiciens repose sur le solide batteur Tony Allen et les constructions libres du saxophoniste dont l’œuvre commence à franchir le continent européen.

Il publie une série de disques qui font date dans l’histoire de la musique africaine : Black Man’s Cry – Open & Close (1975), et Zombie (1977) – considéré par certains spécialistes comme son œuvre-maîtresse. Le 18 février 1977, le territoire de Kalakuta est pris d’assaut par un millier de soldats qui pillent, violent et incendient la communauté : Fummilayo Anikulapo Kuti, la mère de Fela Kuti, est gravement blessée (une agression dont elle ne se remettra pas jusqu’à sa mort en novembre 1979), et le musicien est envoyé en prison avant d’être jugé de façon sommaire.

Fela Kuti
Fela Kuti

En hommage à sa mère, Fela Kuti change son nom de Ransome en Anikulapo Kuti et publie l’album Coffin For Head Of State (1979). Il décide alors de quitter le Nigeria pour les Etats-Unis où il enregistre un bel album avec le vibraphoniste Roy Ayers, 2000 Blacks Got To Be Free (1980), puis s’installe en France qu’il considère comme sa terre d’accueil.

Obtenant un contrat de la part du label Barclay, Fela Kuti y publie Africa, Center Of The World (1981) avec son fils Femi, également saxophoniste. Puis signe pour Arista les disques Black President (avec « I.T.T. – International Thief Thief ») et Original Sufferhead, en 1981. Power Show, sorti la même année, est le dernier disque de cette série. Malgré un grand concert au Festival du Jazz de La Villette à Paris, Fela Kuti ne trouve pas d’autre label susceptible de publier ses disques, notamment le furieux morceau « Army Arrangement ».

fela kuti
Fela Kuti

Fin 1984, Fela Kuti est de retour à Lagos. Le 8 septembre, il est arrêté par la police pour un motif illusoire (trafic de devises) et se retrouve de nouveau en prison. Il n’en sort qu’un an après, le 25 septembre 1985, grâce à l’intervention d’Amnesty International et une campagne pour sa libération.

Tandis que les messages de soutien affluent, l’opinion publique rend hommage à ce héros. Fela Kuti, plus confiant et fort que jamais, multiplie la parole, détaillant les souffrances dont il a été la cible au cours de la décennie précédente, mais délivrant aussi des cours sur la richesse de la culture africaine et de sa profitable mixité avec le monde extérieur. Sa musique commence à être reconnue à sa juste valeur aux Etats-Unis et en Europe où il est considéré le musicien africain le plus important du siècle, l’équivalent de Bob Marley pour son continent.

Fela Kuti
Fela Kuti

Epilogue

Dans la deuxième moitié des années 1980, Fela Kuti ne cesse d’enregistrer des disques toujours mieux accueillis par la critique, notamment le double album Teacher Don’t Teach Me Nonsense (1986), Black Man’s Cry (1988), Beast Of Nation (1989), et Just Like That (1990) avec sa nouvelle entité Egypt 80. En 1990, le label Just’In publie un coffret-hommage de trois CD regroupant des faces essentielles de son œuvre, ainsi que l’album CBB (Confusion Break Bones).

Underground System (1993) est le dernier album original publié du vivant de Fela Kuti. En effet, le musicien est une nouvelle fois emprisonné pour détention de drogue en 1996. Malade du Sida, refusant tout soin, Fela connaît la libération quelques semaines avant de mourir, le 2 août 1997, les autorités ne voulant pas en faire un martyr. Son fils Femi Kuti a depuis pris le relais musical avec son groupe, dans un style plus sobre que son mythique père, suivi par Seun Kuti, révélation de l’année 2008.

© Nikita Malliarakis

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