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Avec ses grooves enivrants et ses thèmes exotiques, “Song For My Father” est devenu l’un des grands classiques de Blue Note, au même titre que “The Sidewinder” de Lee Morgan. Horace Silver en commence d’ailleurs l’enregistrement la même année, en 1963, soit presque une décennie après les fameux concerts au Birdland et au Bohemia avec Art Blakey qui les désignèrent tous deux comme les inventeurs du hard bop.

Directeur artistique des premiers Jazz Messengers en 1954-55, le pianiste prend ensuite ses distances avec le batteur, mais garde à ses côtés deux autres « messagers » Hank Mobley et Doug Watkins, pour fonder un quintette sous son seul nom en 1956.

Après avoir essayé différents line-ups, il trouve finalement la combinaison idéale en 1959 avec Blue Mitchell, Junior Cook, Gene Taylor et Louis Hayes. Blue Mitchell et lui ont déjà partagé quelques grilles d’accords lors d’une séance avec Lou Donaldson en 1952. Le trompettiste n’en était alors qu’à ses débuts, mais les albums qu’il a réalisés entre-temps chez Riverside lui ont permis de gagner en maturité et d’affiner son style.


Horace Silver Song for my father

Il s’avère que Lou Donaldson est aussi à l’origine du rapprochement entre Horace Silver et Junior Cook, les deux hommes s’étant rencontrés lors d’une jam session animée par l’altiste dans un club de Washington. Comparés à ses anciens partenaires, tels Clifford Brown ou Hank Mobley, ces deux solistes font presque figure de novices, mais leurs expériences respectives dans le rhythm and blues constituent un bagage idéal pour la musique de Silver, profondément imprégnée de blues, de gospel et de boogie-woogie.

Fin 1959, Louis Hayes quitte le groupe pour rejoindre Cannonball Adderley, mais recommande Roy Brooks en remplacement. Ce batteur plus énergique forme alors avec le contrebassiste Gene Taylor la paire rythmique la plus stable que le pianiste ait connue.

Horace Silver Song for my father
Horace Silver Song for my father

Englewood Cliffs, le 31 octobre 1963 : Horace Silver donne rendez-vous à ses musiciens chez Rudy Van Gelder et enregistre avec eux les titres Calcutta Cutie, Lonely Woman (en trio), Sanctimonious Sam et Que Pasa ? (en trio). Probable que le pianiste, ou son producteur Alfred Lion, estima que le répertoire n’était pas à la hauteur puisque seuls les deux premiers morceaux sont retenus sur l’album original de « Song For My Father” – les deux autres ne seront publiés qu’en 1979 sur le disque “Sterling Silver” grâce au producteur Michael Cuscuna qui veille alors à exhumer les alternate takes et autres trésors oubliés du catalogue.

Pour en compléter le programme, le groupe retourne donc en studio le 28 janvier 1964 et grave Sighin’And Cryin\ Silver Treads Among My Soul ainsi qu’une ébauche de Revlis. Insatisfait de ces dernières prises, le planiste comprend alors que cette mouture a atteint ses limites. Laissant les bandes dans les tiroirs du label – Sighin’ And Cryin’ paraîtra également sur ’’Sterling Silver” tandis que Sliver Trends Among My Soul figurera sur les rééditions à partir de 1989 – il dissout son groupe après cinq années d’existence. Tandis que Junior Cook et Blue Mitchell poursuivent leur collaboration sous la direction du trompettiste, lui, monte un tout nouveau quintette.

Horace Silver Song for my father
Horace Silver Song for my father

En engageant le trompettiste Carmell Jones, Horace Silver accorde une fois de plus sa confiance à un musicien peu connu. D’ailleurs, avec un début de carrière plutôt tranquille sur la côte ouest aux côtés de Bud Shank, Harold Land ou Shelly Manne, cette nouvelle recrue aura quelques difficultés à s’adapter au riffs enflammés de Silver. Mais en adhérant de plus en plus à l’héritage stylistique de Clifford Brown, plutôt qu’à celui de Chet Baker, le trompettiste parvient à densifier ses chorus tout en adoptant un timbre légèrement plus brillant que celui de Blue Mitchell.

Pour compléter sa front line, le leader porte son choix sur Joe Henderson, un habitué du label qui a déjà enregistré “Page One” (1963), “Our Thing » (1963) et “In ‘N Out » (1964) sous son nom. Comme chez tant d’autres, on y repère notamment certains penchants pour les ambiances afro-cubaines, mais à vrai dire le saxophoniste se montre tout aussi à l’aise sur les tourneries funky de Grant Green que les trames plus sombres et abstraites d’Andrew Hill.

Horace Silver Song for my father

À la rythmique, le contrebassiste Teddy Smith et le batteur Roger Humphries s’inscrivent plus ou moins dans la lignée de leurs prédécesseurs. Certes, leurs solos laissent parfois à désirer, mais Horace Silver les a surtout choisis pour leur assise rythmique à toute épreuve. Le groupe entame les répétitions en juin 1964 au Lynn Oliver’s Studios, un lieu que Blue Note a l’habitude de réserver avant les séances d’enregistrement, puis donne son premier concert au Crawford’s Bar and Grill de Pittsburgh.

D’après un compte-rendu paru dans Down Beat, Carmell Jones arrive sans peine à impressionner ce public d’étudiants. En revanche, celui de Jazz Magazine s’avère bien plus nuancé quant à sa prestation au festival d’Antibes le mois suivant. Malgré les lacunes du trompettiste, soulignées par le leader lui-même, le quintette dans son ensemble trouve rapidement ses marques comme en témoigne le concert du 6 juin 1964 au Cork & Bib’ de New York.

Reprenant d’abord les anciens tubes de Silver comme Filthy McNasty ou Sehor Blues afin d’asseoir leur cohésion, le groupe profite ensuite d’une intense tournée à travers les États-Unis pour roder les nouvelles compositions qu’ils s’apprêtent à enregistrer.

Horace Silver Song for my father

Leur première séance commune du 26 octobre 1964 aboutit à l’enregistrement de The Natives Are Restless Tonight, Que Pasa ? (en quintette), The Kicker, et surtout Song For My Father qui donnera son nom au disque. Réalisant qu’il tient là son prochain hit, Alfred Lion décide de publier un nouveau LP sans plus tarder.

On y retrouve ces quatre titres auxquels s’ajoutent Calcutta Cutie et Lonely Woman gravés un an plus tôt. Mais il faudra attendre la parution de l’ultime réédition RVG, réunissant toutes les prises, pour obtenir une vue d’ensemble de cet album de transition : avec ses trois sessions étalées sur 1963 et 1964, et un casting entièrement renouvelé à mi-parcours, “Song For My Father” est assurément l’un des albums les plus décousus de toute la discographie du pianiste… mais c’est aussi l’un des plus riches. Car si l’ancien quintette commençait à trahir quelques automatismes, sa nouvelle formation rivalise presque avec la fougue et la spontanéité des premiers Jazz Messengers : « J’ai le sentiment d’avoir retrouvé une fraîcheur revigorante avec ce nouveau groupe», confie le pianiste à la sortie du studio, « et nous travaillons désormais dans le bon sens pour être aussi soudés que les musiciens jouant ensemble depuis longtemps. »

Horace Silver Song for my father

À les écouter se partager le répertoire, les deux quintettes ne semblent pourtant pas si différents l’un de l’autre. Il faut dire qu’Horace Silver applique depuis longtemps les mêmes principes à tous ses combos. Fasciné par les arrangements méticuleux de Jimmie Lunceford, le pianiste insuffle cette même rigueur héritée des big bands à ses propres ensembles grâce à un art de l’accompagnement tout à la fois dansant et répétitif. Il veille par ailleurs à concevoir des programmes cohérents et soigneusement adaptés au support Long Playing, en délaissant les habituels standards au profit de thèmes originaux, puis en les articulant autour d’un concept fédérateur comme l’horoscope (« Horace Scope”, 1960) ou les séjours à l’étranger (« The Tokyo Blues”, 1962).

Comme son nom l’indique, « Song For My Father” est un hommage rendu à son père, à travers une évocation de la musique traditionnelle cap verdienne qu’il lui jouait durant son enfance. Mais il y a bien davantage dans ce titre qu’une fusion du jazz avec des rythmes portugais: Silver s’était rendu au Brésil début 1964, et on y perçoit l’esprit du rythme de la bossa-nova. On le retrouve également sur « Que pasa? », qui semble faire écho au titre d’ouverture.

Bien des années plus tard. Silver expliqua : « J’ai toujours essayé d’écrire une musique qui résiste à l’épreuve du temps. Je me demandais toujours : « Est- ce que ça tiendra toujours dans vingt, trente ans? » J’ai essayé d’écrire des thèmes faciles à écouter, faciles à jouer. C’est une tâche difficile de faire tout ça. Écrire quelque chose de simple mais idiot, ou quelque chose de profond mais trop complexe, c’est facile. Mais la simplicité avec de la profondeur, c’est ce qui m’est le plus dur à faire. »

Sur un rythme de bossa nova, le morceau combine en effet un motif dansant (le piano doublant la contrebasse dès l’introduction) et un thème légèrement plaintif d’inspiration cap-verdienne, en fa mineur, exposé aux cuivres. Tout en s’appuyant sur le contraste initié, et sur une structure aussi efficace qu’inhabituelle, les solistes optent ensuite pour deux approches bien distinctes : alors qu’Horace Silver évolue en phrases courtes et bluesy, Joe Henderson livre un solo d’anthologie dont la construction méticuleuse et la vigueur croissante portent le morceau à son climax. Si le succès fut immédiat, la pérennité de ce titre doit également à ses innombrables relectures ou emprunts. Parmi les plus célèbres, Earth, Wind & Fire en reprit la ligne de basse dans Clover (1973), de même que Steely Dan sur le tube Rikki Don’t Lose That Number (1974).

Horace Silver Song for my father

Parmi les innombrables concerts donnés à la sortie du disque, la captation de leur passage au Half Note en avril 1965 permet non seulement d’apprécier leur remarquable précision scénique, mais également de mesurer la capacité de chacun à renouveler ses chorus.

Pourtant, alors que le quintette propage un hard bop arrivé à pleine maturité, ce genre subit de plus en plus la concurrence d’autres courants. Blue Note, comme les autres labels, succombe à la vague électrique autant qu’à la New Thing, et Horace Silver lui-même n’y est pas totalement insensible comme le confirme l’arrivée de Woody Shaw sur « The Cape Verdean Blues » (1965).

Alors que Carmell Jones s’envole pour l’Europe, Joe Henderson reste aux côtés du pianiste jusqu’en avril 1966. Après un dernier opus en leader chez Blue Note, « Mode For Joe » (1966), et quelques séances avec d’autres personnalités du label comme Lee Morgan ou Duke Pearson, il fonde les Jazz Communicators avec Freddie Hubbard, fréquente Miles Davis, puis signe chez Milestone où sa carrière prend de l’ampleur à la fin des années 60.

Horace Silver continue pour sa part de prêcher la bonne parole aux nouveaux arrivants, tels Randy Brecker, Bennie Maupin ou Billy Cobham. Mais sur les vingt-sept années qu’il a passées chez Blue Note, à défendre inlassablement le hard bop, “Song For My Father » incarne sans conteste l’apogée de sa carrière et le triomphe de ce style.

Source : https://versionstandard.fr – www.bluenote.com

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CREDITS :

Enregistré au studio Rudy Van Gelder, Englewood Cliffs, New Jersey, le 31 octobre 1963 et le 26 octobre 1964 – Blue note records

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