1977 et la sortie chez ECM de l’album Tales Of Another de Gary Peacock marque l’acte de naissance du trio Keith Jarrett/Gary Peacock/Jack Dejohnette. Le trio se « forme » six ans plus tard à l’initiative de Keith Jarrett, et jusqu’en 2015, il va s’appliquer à épuiser les potentialités apparemment illimitées de leur travail collectif, inventant une musique d’une liberté insensée et d’une exigence totale.
Lorsqu’en 1983, le premier enregistrement du nouveau trio de Keith Jarrett standards sort, il fait l’effet d’une bombe. Après les musiques enregistrées dans des contextes différents (en solo, en trio avec Charlie Haden et Paul Motian entre 1966 et 1976, en quartettes), le pianiste propose un album de standards.
Keith Jarrett standards
Au moment où une bonne partie du jazz sombre dans l’académisme, il s’agit pour Keith Jarrett, musicien constamment en mouvement, d’un désir profond de se ressourcer esthétiquement en allant explorer cet univers harmonique et mélodique spécifique et cohérent, aux fondements même de la musique américaine.
Je savais que Gary et Jack avaient autrefois parcouru les standards comme je l’avais fait, et ils étaient devenus comme une seconde nature pour nous. Je pensais que nous pouvions partager cela comme un langage tribal qui nous était offert, un monde de merveilleuses petites mélodies, et pourtant nous étions en 1983. Nous avons dîné le soir précédant la session et c’était comme un dîner précédant une conférence, comme si nous étions les gens qui avaient à donner une information en conférence. J’ai parlé de notre engagement spirituel dans quelque chose qui n’est pas nôtre, quelque chose de beau qui n’est pas nôtre, que nous ferons nôtre. […] Et ce à quoi nous sommes parvenus est incroyable. (Keith Jarrett)
Le trio parvient à renouveler le traitement des standards, ces chansons des années trente et quarante devenues le terrain de jeux préféré des jazzmen. Ce trio, c’est l’association de deux rythmiciens infaillibles (Jarrett et Dejohnette) et d’un musicien poète aussi fragile qu’imprévisible, Peacock, bassiste volubile et digressif. C’est une vraie connivence à trois, une manière d’ombre portée des héritages de Bill Evans et de Paul Bley.
Le choix des standards s’effectue de façon très simple. Keith Jarrett propose une liste de standards et demande à ses partenaires : “Est-ce que vous aimez celui-là ?” Lorsque le choix est fait, tous les trois lisent les paroles des thèmes afin, comme le faisait Lester Young, de s’imprégner de leur esprit au moins autant que de leur structure harmonique ou de leur mélodie.
En une seule journée sont enregistrés deux albums en trio, Standards volumes 1 et 2. Stravinski disait que tout n’avait pas été dit en do majeur : ils font brillamment la preuve que tout n’a pas été dit sur the Things You Are et sur tant d’autres standards aux centaines d’interprétations précédentes.
Le langage, le vocabulaire commun est large (blues, classique, bop, free, modal, pop). Qu’ils jouent les standards en mettant la mélodie toujours en valeur (« Never Let Me Go »), ou bien qu’ils se lancent dans des improvisations sans filets (l’album Changes de 1984 issu de la même séance ou Inside Out en 2001), l’entente entre les trois compagnons de musique est totale, l »interplay est poussé au maximum.
Un son d’ensemble cohérent, aux fortes dynamiques, le trio swingue avec une puissance enivrante et réinvente un format pourtant surinvesti depuis belle lurette.
Ces disques Standards sont certainement parmi les meilleurs du trio, avec Still Live et Whisper Not enregistrés en concert, et Bye Bye Blackbird gravé en studio.
Manfred Eicher, le directeur d’ECM, se souvient: « Il s’est passé une sorte de petit miracle, la musique a coulé comme dans un rêve, avec une fluidité et une inspiration qui n’ont jamais décliné. Les morceaux se sont succédé, on parlait à peine entre les prises, chacun était conscient de la qualité de la musique, et personne ne voulait prendre le risque de rompre la magie. »
L’alchimie aboutit de façon tellement complète que les musiciens adoptent immédiatement une formule représentant à la fois le couronnement de l’expérience musicale de chacun d’eux et de celle qu’ils viennent de vivre : l’improvisation en trio.
Changes ne sortira que l’année suivante. Il est composé de trois plages : Prism, composition de l’époque du quartet européen mais qui n’avait pas été enregistrée, et une improvisation libre en deux parties.
Flying, qui indique clairement à la fois l’objectif recherché et la qualité de l’affinité symbiotique qui l’anime. Une citation de Rainer Maria Rilke sur le livret leur fait référence : “Et si je ne m’organise pas pour voler, quelqu’un d’autre volera, l’esprit veut seulement que l’on vole. Pour celui qui y parvient, il n’a pour cela qu’un intérêt fugitif.”
Cet album en quelque sorte supplémentaire est un cadeau miraculeux ; Gary Peacock en témoigne :
“Nous sommes arrivés pour faire juste un album mais il en est ressorti assez de matériau pour deux autres. Ils laissèrent la bande tourner. C’était incroyable !”
Keith Jarrett se produira désormais régulièrement au sein de ce trio, dont le répertoire et l’exceptionnelle symbiose qui l’anime autorisent toutes les aventures musicales, de l’interprétation de standards affranchie de tout cliché à l’exploration librement improvisée de ses potentialités.
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CREDITS :
Enregistré en janvier 1983 au studio Power Station, à New York – ECM
- Design [Cover Design] – Barbara Wojirsch
- Double Bass – Gary Peacock
- Drums – Jack DeJohnette
- Engineer – Jan Erik Kongshaug
- Piano – Keith Jarrett
- Producer – Manfred Eicher
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