Né de la passion commune de deux amis, Alfred Lion et Francis Wolff, Blue Note Records est devenu le label de jazz le plus prestigieux du XXe siècle. Son slogan, « The Finest in Jazz Since 1939 », a marqué l’histoire du courant musical, en s’affichant sur les pochettes de Louis Armstrong, Art Blakey, Miles Davis, Ornette Coleman, Chick Corea, en passant par John Coltrane et Herbie Hancock.
Alfred Lion fait son premier voyage aux Etats-Unis en 1930. Il travaille alors pour une compagnie d’import-export et en profite pour ramener des 78 tours à Berlin à chaque traversée. Lorsqu’il s’installe à New York, fuyant le régime nazi en 1938, sa passion pour le jazz le déborde de toutes parts. Un soir de décembre, de retour d’un concert de boogie-woogie donné par les pianistes Gene Ammons et Meade Lux, il décide de les enregistrer. Deux semaines plus tard, il les emmène dans un studio et entreprend une session dans le plus pur style des futurs enregistrements Blue Note : beaucoup d’alcool, du temps, l’atmosphère adéquate et la liberté totale pour les artistes. Il les enregistre chacun à son tour et les réunit à la fin de la session pour un duo.
Mais Lion n’avait pas pris garde à la durée maximale d’un disque 7 pouces en laissant aller les solistes : en même temps qu’il crée Blue Note, il sort donc le premier 30 cm (à 50 exemplaires de chaque) de l’histoire de la musique populaire, format réservé jusqu’alors aux disques de musique classique. Le premier texte publicitaire qu’Alfed Lion fait imprimer au sujet de sa compagnie fraîchement créée contient les fondements de sa philosophie :
« Les disques Blue Note sont simplement destinés à servir les expressions du hot jazz, et du swing en général sans compromis. Tout style représentant un moyen authentique d’émotion musicale est une expression véritable. Le mot jazz est une expression, un moyen de communication, une manifestation musicale et sociale, et les disques Blue Note veulent identifier cette impulsion et non pas ses parures commerciales et sensationnelles. »
À la fin de l’année 1939, Lion est rejoint à New York par son ami d’enfance Francis Wolff qui, lui aussi, fuit le régime nazi. Celui-ci travaille le jour dans un atelier photographique et, le soir, joint ses forces à celles de Lion pour la compagnie. Les enregistrements ont lieu la plupart du temps très tard dans la nuit, à la sortie des clubs, vers 4 h 30, quand la lune est basse. Les sessions sont généralement jugées « expérimentales », mais le résultat ne ressemble à rien d’autre. La clientèle est encore maigre et on parle surtout de Blue Note à cause de son approche inhabituelle. Le public commence à répéter ce qu’on dit d’Alfred Lion et de Frank Wolff dans les journaux : « Ces deux-là n’enregistrent que ce qu’ils aiment. »
Blue Note se met au Bop
Lorsque Lion est appelé sous les drapeaux en 1941, Wolff et lui décident de suspendre pour la durée de la guerre le label. Mais un coup de chance maintient Blue Note en activité. Le propriétaire du magasin de disques – et du label – Commodores lance à ce moment-là un réseau de distribution pour lancer son label.
Frank travaille pour lui et fait également distribuer les produits Blue Note… C’est le bon moment car, avec la guerre, le jazz connaît un boom dans les ventes. Les soldats consomment une grande quantité de disques et Commodores en vend énormément, par poste et en gros, y compris et surtout ceux de Blue Note. Avec le revenu de ces ventes, Wolff et Lion peuvent reprendre les enregistrements et, en novembre 1943, ils emménagent dans un local spacieux, 767 Lexington Avenue, qui sera l’adresse du label jusqu’en 1957.
Les big bands, à la fin de la guerre, meurent d’un simple principe économique, et beaucoup de solistes commencent à s’organiser en « swingtets », format idéal pour les clubs et les labels indépendants comme Blue Note. C’est une période de transition qui va déboucher sur la révolution be-bop. Lion a les bonnes connexions. Il a enregistré plusieurs sessions avec le sax ténor Ike Quebec, qui le présente à Bud Powell, Thelonious Monk, Tadd Dameron et d’autres.
Quebec encourage Lion à documenter cette musique. Il l’emmène dans les clubs, le persuadant d’être les premiers à refléter la « nouvelle musique ». Lion et Wolff sont particulièrement fascinés par Monk. Ils enregistrent plusieurs sessions avec lui en solo. Pendant des années, Monk sera leur plus faible vente, et les critiques ne seront pas tendres avec lui.
Une petite famille
Autant Blue Note est en avance sur son temps en ce qui concerne les nouvelles tendances du jazz, autant, par certains aspects pratiques, la petite compagnie met du temps à s’adapter aux nouvelles donnes. Ainsi, ils sortent leurs premiers LP seulement en 1951 et passent des 10 pouces (25 cm) aux 12 pouces (30 cm) en 1955, bien après les autres maisons de disques.
Au niveau du graphisme des pochettes, par contre, Blue Note est au-dessus de toutes les autres, et l’apparition du LP ne fait qu’accentuer l’écart avec les autres labels, le concurrent direct Prestige y compris. Sur ce point encore, il s’agit d’une petite cuisine personnelle et amoureuse. C’est Francis Wolff qui prend la plupart des photos des musiciens, et jusqu’en 1955, date de la rencontre avec Reid Miles, ils sont trois à se partager la conception graphique : Paul Bacon, Gil Melle et John Hermansader.
Le son, sur les indications impressionnistes de Lion, est assuré par Rudy Van Gelder, qui sera associé jusqu’à sa mort au son Blue Note, bien qu’il ait travaillé pour de nombreux autres labels de jazz.
Vers 1954, Blue Note est déjà une petite famille et fonctionne comme telle. Les musiciens travaillent sur les disques des autres, et les sidemen deviennent à leur tour leaders. C’est comme ça que naît le projet des Jazz Messengers. Horace Silver propose à Lion le groupe idéal pour sa session: Kenny Dorham, Hank Mobley, Doug Watkins et Art Blakey.
À sa grande surprise, Lion parvient à les réunir. La session est à ce point réussie que les cinq décident de former un groupe sur un principe coopératif. L’idée des Jazz Messengers se fond dans celle de Blue Note : présenter du jazz moderne dans le langage du be-bop avec de l’âme et des racines dans le blues et le gospel, en évitant les lourdeurs des virtuoses. C’était le style que défendait Blue Note.
Art Blakey : « A cette époque, réimporte qui appelait des musiciens en disant: “Hey> fai un concert ce soir” et ils se réunissaient et jouaient les standards du bop en jammant. Le public en a eu marre. Tout le monde copiait tout le monde et il ny avait plus rien d’innovateur. Alors on a décidé de se mettre ensemble et de faire une véritable présentation de notre musique. »
Les orgues de la renommée
La grande découverte d’Alfred Lion et de Francis Wolff, après les Jazz Messengers en 1954, est Jimmy Smith. À l’origine bassiste et pianiste, Jimmy Smith découvre, en s’essayant à l’orgue Hammond, un champ de possibilités qui lui était jusqu’ici inconnu. Sidéré par cette révélation, il s’enferme plus d’une année dans un entrepôt avec son nouvel instrument. Il en sort en 1956 métamorphosé et prêt à faire son entrée dans le monde du jazz en lui offrant un nouveau jouet. Il dégage ainsi la voie aux futurs Carla Bley et Joe Zawinul.
Francis Wolff le découvre au détour d’une de ses sorties en club : « J’ai entendu pour la première fois Jimmy Smith au Smalls Paradise en janvier 1956. C’était son premier passage à New York: une prestation étourdissante. Un homme parcouru de convulsions, le visage contorsionné\ pris dans ce qui semblait être une agonie, ses doigts volant sur les touches des claviers et ses pieds dansant sur les pédales. L’air était rempli de vagues de sons comme je n’en avais jamais entendu auparavant. Le bruit était écrasant. Quelques personnes étaient assises, intriguées mais impressionnées. Après le concert, il est venu vers moi et nia dit : “Qu’en pensez-vous ?” J’ai répondu : “Yeah !” C’est tout ce que je pouvais dire.»
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En plus des formations phares des Jazz Messengers et de Jimmy Smith, Frank Wolff et Alfred Lion continuent à défricher le hard bop pendant la décade suivante. Grâce à des albums comme A New Perspective de Donald Byrd (1963) ou Song For My Father de Horace Silver (1964), Blue Note gagne une audience toujours plus large non seulement dans le monde du jazz mais aussi dans le grand public. Une période qui culmine dans une forme de hard bop mêlé de funk avec les enregistrements de Stanley Turrentine et Herbie Hancock.
Les maitres du graphisme
Au-delà des options musicales, Blue Note se distingue des autres maisons de disques par une conception globale du produit soignée dans ses moindres détails. Un travail d’équipe où il faut mentionner une fois encore le nom de Rudy Van Gelder, grand maître du son Blue Note, et celui de Reid Miles, responsable de la conception des pochettes dès 1956 et jusqu’au départ d’Alfred Lion en 1967, soit un total de près de 500 pochettes.
Perfectionniste à l’extrême, Alfred Lion avait déjà commandé des dessins à des artistes célèbres – Andy Warhol ou Harold Feinstein —, mais ce n’est qu’avec l’arrivée de Reid Miles que la ligne graphique Blue Note se définit pour rester jusqu’à nos jours un modèle original.
Reid Miles part de l’idée qu’une pochette doit être à la fois l’initiation et l’aboutissement du contenu musical du disque. Il se repose sur les indications de Lion et de Wolff concernant l’esprit et les intentions musicales de son produit. À partir de ces données, il cherche à retranscrire ces Impressions graphiquement, tout en conservant une unité de genre entre les différents albums.
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Ainsi, de la même façon qu’on parle du son Blue Note, on commence à parler du design Blue Note. Le grand coup de Reid Miles a été de jouer sur les couples de couleurs, souvent les rouges et les noirs puis les bleus et les blancs, qui deviennent les couleurs Blue Note.
Comme il le constate, « le fait de n’avoir que deux couleurs ne diminuait en rien le produit. Les quelques pochettes que j’ai réalisées tout en couleurs n’ont jamais été aussi fortes que celles en blanc, noir et rouge. »
Outre ce postulat, Reid Miles s’est distingué principalement par son traitement des photographies (prises par Francis Wolff) et de la typographie.
Dans les années soixante, l’équipe Blue Note fait feu de tous côtés grâce à cette réunion de personnalités, chacune excellente dans son domaine. À l’heure où l’on assiste aux balbutiements chaotiques du free jazz, la main d’Alfred Lion reste sûre. Il signe le meilleur de l’avant-garde : Cecil Taylor, Eric Dolphy, Omette Coleman, Bobby Hutcherson et Tony Williamson. De surcroît, la découverte de ces nouveaux petits génies du jazz n’empêche pas Lion et Wolff de continuer à honorer le reste du catalogue, des classiques Dexter Gordon ou Leo Parker aux tenants du hard bop (Art Blakey, Herbie Hancock, Wayne Shorter et la jeune génération représentée par Freddie Hubbard et Joe Henderson).
Ainsi l’arbre Blue Note ne cesse de se développer, fortifiant ses branches basses pour mieux laisser bourgeonner ses nouveaux rameaux.
Une époque révolue
Pourtant la grande époque de Blue Note semble être révolue. Le premier signe annonciateur est le rachat de la maison de disques par Liberty Records en 1966.
L’année suivante, Alfred Lion se retire, officiellement pour des raisons de santé (il ne mourra qu’en 1987), suivi de Reid Miles. Néanmoins, tant que Francis Wolff reste aux commandes, Blue Note surnage en respectant toujours le même équilibre: se développer en tenant compte du passé et des nouvelles valeurs à venir.
Mais Wolff s’éteint en 1971 et son label part à la dérive. Blue Note s’oriente vers la fusion, un terrain mouvant où il aurait fallu la connaissance et le feeling d’Alfred Lion ou de Frank Wolff pour éviter l’écueil de la production d’une musique commerciale. De la même façon, les belles pochettes de Miles cèdent la place à un design commun. Le nouveau chef des opérations, Larry Mizell, a quelques lueurs (Bobby Humphrey, jeune flûtiste), mais la grosse infrastructure mise en place est un frein à l’enthousiasme et aux découvertes.
Pire, dès 1975, Liberty, entretemps racheté par EMI, ne fait plus que réimprimer d’anciens disques ou du matériel jusque-là inédit et donc peut-être jugé indigne de publication par Alfred Lion, à qui l’on doit cette sentence :
« Cette session peut être mise sur le marché mais elle n’est pas à la hauteur des standards Blue Note. »
En 1980, Horace Silver enregistre son dernier disque sur le label, auquel il consacrait tous ses enregistrements de qualité depuis 1952. Il était le dernier artiste actif de l’écurie Lion-Wolff et son ultime effort est une forme d’épitaphe à la mort de l’esprit Blue Note.
Un label généraliste
En 1985, cependant, Blue Note est relancé, sous la direction de Bruce Lundvall, qui s’était auparavant fait connaître en lançant la marque Musician au sein de WEA.
Parallèlement à une politique globale de rééditions, Blue Note – on devrait dire désormais « les labels Blue Note » puisque la marque recouvre World Pacific, Capitol Jazz, Somethin’Else et d’autres encore – se refait petit à petit un catalogue digne de ce nom.
Lundvall signe des noms prestigieux comme George Adams, Jack Dejohnette, John Scofield, Tony Williams ou Tania Maria et prend aussi des risques en lançant la nouvelle génération. Le saxophoniste Greg Osby, qui mêle jazz, funk et hip hop, le pianiste cubain Gonzalo Rubalcaba, le bassiste Charnett Moffett (fils de Charles Moffett, batteur d’Archie Shepp et Omette Coleman dans les 60s), le sax Bobby Watson, tous entrent dans la grande maison. Sans parler des chanteuses Dianne Reeves, Rachelle Ferrell et surtout Cassandra Wilson, qui, chacune dans son style, dépassent le cercle des amateurs de jazz pour s’attirer les faveurs du grand public.
Les années 2000 sont celles de la crise du jazz — ou plutôt de son économie. De plus en plus de majors se désengagent de cette musique, à l’image de Sony, qui, après la mort de Miles Davis, se retire progressivement de ce domaine.
La stratégie de Blue Note, outre de faire régulièrement fleurir son catalogue à coups de compilations thématiques, reflète cette crise. Fort d’une identité et d’une marque pérenne, Blue Note se positionne désormais comme un label généraliste, un peu à l’image de ce que fut Atlantic dans les années soixante.
Le succès immédiat de Norah Jones en 2002 avec l’album Come Away With Me donne des ailes au label et lui permet de jouer dans la cour des grands. Bruce Lundvall est cependant conscient de l’image du label et continue à signer, de manière ponctuelle, des musiciens de jazz. Il intègre ainsi Wynton Marsalis chez Blue Note et offre des contrats de longue durée à de jeunes musiciens créatifs comme Terence Blanchard, Jason Moran ou tout récemment Ambrose Akinmusire.
Il est peu probable que Blue Note redevienne un jour cette écurie flamboyante faisant feu de tout bois, mais le label reste pour l’amateur de jazz un gage de qualité.