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Paru en 1969 chez Stax, Hot Buttered Soul d’Isaac Hayes, dont le nom est inspiré d’un cocktail jamaïcain (Hot Buttered Rhum), constitue une étape décisive dans l’évolution de la musique noire américaine. A l’instar de nombreuses œuvres révolutionnaires, Hot Buttered Soul surgit grâce à un concours de circonstances des plus improbables.

Depuis plusieurs années, Isaac Hayes et son collaborateur David Porter font les beaux jours de l’écurie Stax en composant et produisant une grande partie de son catalogue, notamment les plus grands succès de Sam & Dave. Une première tentative en solo, Presenting Isaac Hayes, mis en boîte à la hâte un soir de fête, est un échec commercial qui laisse au principal intéressé un goût amer. Pas question pour lui de recommencer, à moins de disposer des moyens nécessaires.

Isaac Hayes Hot Buttered Soul

Survient alors le décès tragique d’Otis Redding et de quatre membres des Bar-Kays, suivi de la rupture du partenariat avec Atlantic qui prive Stax de la totalité de son catalogue. Al Bell, vice-président de Stax, pousse son staff à enregistrer dans l’urgence pour se refaire un répertoire.

Il lui suggère d’enregistrer un deuxième album. Exigeant la plus entière liberté artistique, Hayes se paye le luxe de tourner le dos aux habitudes commerciales du temps lorsqu’il met en chantier Hot Buttered Soul.

Réunissant autour de lui quelques complices musicaux – le guitariste Michael Toles, le bassiste James Alexander et le batteur Willie Hall, tous membres des Bar-Kays – il s’installe au studio Ardent de Memphis, une décision symbolique de son intention de rompre avec le son Stax.

Isaac Hayes Hot Buttered Soul
Isaac Hayes Hot Buttered Soul

Quand j’étais gosse, j’écoutais toutes sortes de musique, j’étais comme une éponge: j’absorbais tout. Plus tard, quand j’écrivais pour Sam & Dave, ce n’était pas ma propre personnalité que je mettais en avant. Quand le moment fut venu pour moi d’enregistrer mon propre disque, je voulais absolument y inclure des cordes, car j’écoutais alors beaucoup de musique classique. Je n’avais aucune expérience en la matière, mais mon interprétation et mes influences m’ont permis de glisser sous le funk ces arrangements de violons, particulièrement sur «Walk On By». C’est venu comme ça et cet élément est toujours resté dans ma musique.

Isaac Hayes

Enregistré aux Studios Ardent de Memphis (Tennessee) et aux Studios Tera Shirma de Détroit (Michigan), Hot Buttered Soul est essentiellement constitué de reprises. Seul le titre Hyperbolicsyllabicsesquedalymistic est co-crédité à Isaac Hayes (et à Alvertis Isbell). Hayes s’accompagne à l’orgue Hammond tout en dirigeant le groupe des Bar-Kays (reconstitué depuis le drame).

Le génie de Hayes est d’avoir senti le vent tourner au parfait moment avec l’apparition de radios d’un type nouveau qui accompagnent l’essor de la bande FM, le principe du concept album – un LP racontant une histoire en plusieurs chapitres, et non plus une simple compilation de chansons disparates – fait fureur dans l’univers du rock.

Isaac Hayes Hot Buttered Soul
Isaac Hayes Hot Buttered Soul

S’inspirant de cet exemple, Hot Buttered Soul ne compte que quatre plages dont la durée va de cinq à plus de dix-huit minutes, comme il l’expliquera par la suite:

Ce que j’avais à dire musicalement ne pouvait pas tenir dans un format de deux minutes et demi. J’ai donc décidé de prendre mon temps pour m’exprimer pleinement.

Isaac Hayes

L’originalité de cette approche est évidente sur By the Time I Get to Phoenix, une ballade country signée Jim Webb, popularisée deux ans auparavant par Glen Campbell et déjà importée dans l’univers de la soul par les Mad Lads et William Bell. Comparée aux versions de ses prédécesseurs, celle de Hayes se distingue par son orgue hypnotique et son long rap introductif.

Tout comme il l’a entendu faire dans les églises de son enfance par des prédicateurs attachés à expliquer les Écritures à leurs fidèles, Isaac fait de cet archétype de la ballade sudiste blanche un monument de la soul, facilement accessible au public noir.

PORTRAIT : Isaac Hayes, Black Moses Tennessee

Il en est de même pour Walk On By de Burt Bacharach et Hal David qui devient un véritable concerto soul radicalement opposé à la version crossover proposée par Dionne Warwick cinq ans auparavant, le riche décor de violons créé par Isaac tranchant avec la guitare grésillante d’Harold Beane.

Je suis venu à Burt Bacharach à travers Dionne Warwick dont j’étais un fan absolu. J’étais un véritable disciple de Dionne. Et quand j’ai enregistré «Walk On By», j’avais naturellement peur de la réaction de Bacharach. Quand je l’ai enfin rencontré, il m’a dit qu’il adorait ma version. Ça m’a conforté dans mes choix futurs. Plus tard, je me suis acheté une maison à L.A tout près de chez lui. Depuis j’ai souvent été traîner chez lui.

Isaac Hayes

Le titre « Walk On By » sera d’ailleurs un des morceaux les plus samplés de l’histoire du rap. Il aura ainsi donné naissance à de petites perles comme « I Can’t Go To Sleep » du Wu Tang, « Walk On By » de Pete Rock, « Dead Bent » de MF Doom, « Hood Took Me Under » de CMW et l’énorme « Warning » de Notorious B.I.G produit par Easy Mo Bee.

Les 12 minutes du Walk On By de Dionne Warwick, les 9 minutes 36 de Hyperbolicsyllabicsesquedalymistic et les 18 minutes 40 du chef d’œuvre de Jim Webb By The Time I Get To Phoenix explose les règles du bon vieux single ne dépassant pas les 3 mn 10 !

La prise de son de Terry Manning offre au chanteur un organe d’un grain, d’une profondeur étonnantes, comme si Hayes s’adressait directement au cœur de l’auditeur.

L’instrumentation est révolutionnaire (les violons sur Walk On By, la guitare fuzz en conclusion de Hyperbolicsyllabicsesquedalymistic, les élans orchestraux, les délicates et discrètes saillies de lignes de basse, le chant érotique et imposant).

Isaac Hayes
Isaac Hayes

Les fans de Barry White n’ont pas besoin d’aller chercher bien loin la source à laquelle leur imposante idole vint s’abreuver pour la première fois… Hayes forcent ainsi le public à délaisser le format du single au profit de l’album.

Les gens de Stax ont tout de suite aimé. Leur problème c’est qu’ils ne savaient pas exactement comment la marketer parce qu’ils n’avaient jamais rien entendu de pareil. Ils ont dit: «c’est super. On ne sait pas si ça va beaucoup passer en radio, parce que les morceaux sont, hum, un peu longs, mais c’est super…» De toutes façons, ce que j’avais à dire ne pouvait pas être dit en 2 minutes 30. Je n’avais pas de pressions parce que Stax avait une vingtaine d’autres albums sur le marché au même moment et j’avais composé tellement de hits pour eux que j’ai eu totale liberté artistique sur ce coup-là.

Isaac Hayes

Contre toute attente, Hot Buttered Saul devient l’album Stax le plus vendu de l’histoire de la marque en trouvant plus d’un million d’acheteurs au cours de l’année qui suit sa publication.

Classé dans le Top 10 des meilleures ventes d’albums aux États-Unis, en tête des classements Soul pendant dix semaines, l’album fait d’Isaac Hayes une immense vedette qui part en tournée équipé d’une vaste garde-robe de tenues extravagantes (cape, poignets de fourrure, et tuniques en maillons de chaîne), accompagné sur scène de trois choristes baptisées Miss Hot, Miss Buttered et Miss Soul.

A LIRE : Bande originale de Shaft (Isaac Hayes), instrumentaux introspectifs et tueries funky

Hayes obtiendra la confirmation que son succès n’est pas un feu de paille, mais bien le fruit d’une révolution artistique, lorsque ses albums suivants connaissent un accueil similaire, à commencer par The Isaac Hayes Movement dès le printemps 1970.

Les ventes du très orchestré To Be Continued, publié à la fin de l’année, sont tout aussi conséquentes, ce qui ne l’empêche pas de faire mieux encore quelques mois plus tard avec son double album Shaft.

Sources : www.vibrationsmusic.com – www.destination-rock.com – www.newyorker.com – www.discogs.com – www.theguardian.com – https://staxrecords.com – www.qobuz.com

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CREDITS :

Enregistré en juin-juillet 1969 aux Ardent Studios (Memphis) et Tera Shirma Studios (Detroit) – Stax records

  • Al Bell – Producer, supervising producer
  • Allen Jones – Producer
  • Johnny Allen – Arranger
  • Terry Manning – Engineer
  • Joe Tarantino – Mastering
  • Russ Terrana – Remixing
  • Honeya Thompson – Art direction
  • Ed Wolfrum – Engineer, mixing

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