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En mai 1973, pour son album Stevie Wonder Innervisions, le génie du Michigan organise en douce, sur un parking de New York, un rendez-vous avec des policiers de la ville. Il souhaite glisser, dans une chanson, Living for the city, qu’il arrange comme un film, les dialogues réalistes d’une arrestation brutale.

Le chanteur tient dur comme fer à des voix authentiques. Le moindre détail l’obsède, son inspiration est aiguisée comme une lame. Il fête ses 23 ans et s’immerge dans l’enregistrement de Stevie Wonder Innervisions («Visions intérieures»), son seizième album déjà, dont il fera l’œuvre parfaite.

Depuis le début des années 1970, les paramètres de la gloire ont changé. Wonder a laissé derrière lui le personnage de « Little Stevie », surdoué aveugle, enfant-roi de la Motown, pour devenir le prince d’une scène pop moderne dont même les Rolling Stones envient l’aura, le panache et l’énergie. Il a durement négocié les termes de son indépendance artistique, parade en afro et costume lamé dans les soirées en vogue, enregistre la nuit, presque seul, et joue de tous les instruments.

La compétition est intense et le pousse à la transe. L’époque du Watergate et de la guerre du Vietnam est aussi celle où la musique noire se réinvente. Le fantôme de Jimi Hendrix, disparu à l’automne 1970, demeure une présence obsédante.

Isaac Hayes et Curtis Mayfield donnent, avec Shaft et Superfly, une bande-son fastueuse à la désespérance des ghettos. Quand à Marvin Gaye, il vient de signer avec What’s going on son chef-d’œuvre mélancolique et engagé.

stevie wonder innervisions
Stevie Wonder Innervisions

Living for the city, la chanson pour laquelle le chanteur de Superstition tisse un montage de dialogues ultra réalistes, est inspirée d’un fait divers récent : la mort d’un enfant de 10 ans, abattu par la police new-yorkaise. Stevie Wonder a proposé à la famille de composer l’éloge funèbre et multiplié les interventions publiques pour appeler à l’unité du peuple noir.

Dans ses paroles et son interprétation s’entend une colère bouillonnante, dont ses fans ignorent les racines. Les interviews du prodige, dont la Motown a longtemps lissé la biographie, sont rares. Même si l’on rapporte que sa mère, Lulu Mae peut sortir un flingue de son sac quand on la chatouille un peu trop, les détails de son enfance pénible dans les banlieues glacées du nord de Détroit sont encore peu connus.

A LIRE : Music of my Mind (Stevie Wonder), album révolutionnairement synthétique

En sept minutes et six couplets, Living for the city concentre le désespoir des populations qui ont quitté la ségrégation du Sud pour vivre en cale sèche dans les bas quartiers des grandes villes.

Dès les premières notes, la tension ne cesse de grimper et la chanson se déploie sur tous les fronts du blues au gospel, entrelaçant les éclaircies mélodiques et les ambiances sombres et survoltées. Le parfum vénéneux qu’elle diffuse plane sur l’ensemble d’Innervisions – « les chansons sont unies par la brume d’une foi attristée » – commente Lenny Kaye, futur guitariste de Patti Smith, critique vedette de l’époque.

stevie wonder innervisions
Stevie Wonder Innervisions

L’image du jeune chanteur un peu tendre et sentimental est définitivement éclipsée. Stevie Wonder capte désormais les vibrations du New York violent et révolté où Martin Scorsese tourne ses premiers films. Alors que la Motown est partie s’installer à Hollywood, il vit à Manhattan dans une chambre d’hôtel où les instruments sont assemblés dans le plus grand désordre.

Les chansons lui viennent dans un flux constant. Pour les mettre en forme, il a déniché des complices particulièrement inattendus, Robert Margouleff et Malcolm Cecil, deux jeunes hippies blancs, dingues d’électronique, qui ont mis au point l’un des premiers synthétiseurs, baptisé Tonto (pour The Original New Timbral Orchestra, mais aussi «fou», en espagnol).

A LIRE : Talking Book (Sevie Wonder), You Are The Sunshine Of My Life, Superstitious

Toujours en quête des sonorités qui pourraient lui donner un train d’avance, Stevie Wonder a débusqué le tandem dans le sous-sol d’une ancienne église convertie en studio d’enregistrement. Les câbles et les modules de leur machine infernale occupent une pièce entière.

Le chanteur comprend immédiatement qu’elle peut propulser sa musique dans une autre dimension.

Les musiciens se méfient du synthétiseur, ils pensent qu’il va leur voler leur boulot. Je crois, au contraire, que c’est un formidable instrument qui permet d’exprimer directement toutes les images qui viennent à l’esprit.

Stevie Wonder
Stevie Wonder Innervisions

Wonder s’enferme des nuits entières avec ses deux acolytes, qui le poussent à formuler les idées les plus folles et inventent des circuits électroniques pour doter d’un tranchant singulier sa voix et son jeu de piano. Ils enregistrent sans fin, produisant près de deux cents chansons qui donnent la matière d’une poignée d’albums révolutionnaires.

Après le coup d’essai de Music of my mind et le succès public de Talking Book, Innervisions est l’aboutissement de leurs explorations, le disque parfait, sans faille, sans temps mort, où, comme l’avance Robert Margouleff, « toutes les étoiles sont alignées ».

Le musicien et ses « sorciers » de studio maîtrisent la nouvelle technologie au point de la faire oublier. Stevie Wonder retrouve l’intimité chaleureuse d’un son acoustique, tout en préservant les espaces troublants qu’ouvrent les réverbérations électroniques. Il signe quelques-unes de ses plus belles ballades, pures et dépouillées, en commençant par le sublime Visions, avec ses échos de bossa magique.

Stevie Wonder Innervisions

Comme d’autres chefs-d’œuvre, Innervisions, meilleur album de l’année aux Grammy Awards de 1974, annonce à sa manière la fin. Stevie Wonder n’a plus qu’un grand disque à venir (Songs in the key of life, en 1976). La collaboration avec Margouleff et Cecil, peu remerciés, peu payés (et bientôt oubliés), menace de se dissoudre dans l’amertume.

A LIRE : Songs In The Key Of Life, ou l’apogée artistique de Stevie Wonder

En studio, le chanteur s’entoure désormais d’une vaste cour et se referme sur lui-même. Pendant l’enregistrement, il se dit assailli de pensées morbides et voit si clairement sa fin prochaine qu’il compose, en un tour de main, la chanson Higher Ground, éclair mystique qui va devenir le grand succès de l’album : « j’ai tout fait en trois heures, la musique, les paroles, l’enregistrement. Grave et intense. Comme s’il allait se passer quelque chose. »

Trois jours après la sortie d’Innervisions, le chanteur est près de perdre la vie dans un accident de voiture. Il reste dans le coma plusieurs jours. La légende dit qu’il a repris conscience lorsque son manager lui chanta a l’oreille les paroles de Higher Ground. Ensuite une nouvelle vie commence.

Source : www.telerama.fr – https://albumism.comhttps://pitchfork.comhttps://ultimateclassicrock.com

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CREDITS :

Enregistré en 1972-73 au Record Plant, Los Angeles et au Media Sound, Inc., New York – Motown records

  • Too High – Backing Vocals – Jim Gilstrap, Lani Groves, Tasha Thomas
  • Visions – Acoustic Guitar – Dean ParksBass – Malcolm Cecil Electric Guitar – David « T » Walker*
  • Living For The City     7:26
  • Golden Lady – Acoustic Guitar – Ralph HammerBass [Moog], Drums, Electric Piano [Fender Rhodes] – Stevie WonderCongas – Larry « Nastyee » Latimer*Organ – Clarence Bell
  • Higher Ground     3:54
  • Jesus Children Of America     4:04
  • All In Love Is Fair – Bass – Scott Edwards (2)Drums, Electric Piano [Fender Rhodes], Piano [Acoustic] – Stevie Wonder
  • Don’t You Worry ‘Bout A Thing – Bongos, Percussion [Latin Gourd] – Sheila Wilkerson Shaker – Yusuf Roahman
  • He’s Misstra Know-It-All – Bass – Willie Weeks

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